Ëmgalaï, signature Grafik – Interview
Ëmgalaï, signature Grafik – Interview
Après avoir interviewé Morganne Borowczyk, nous poursuivons notre série d’entretiens consacrée aux graphistes collaborant avec Cerbère Coryphée en rencontrant cette fois-ci Ëmgalaï Grafik. De son vrai prénom Paul, Ëmgalaï a dessiné les affiches du Rock In Bourlon des éditions 2016 à 2020. Inspiré de son propre aveu par l’imagerie lié au rock progressif, sa signature a pour particularité de passer aussi par un travail du support de ses créations, de son découpage – en forme de croix pour Godflesh – comme des matières à y incruster – mue de serpent pour King Dude. C’est ainsi avec intérêt que nous avons voulu porter un éclairage sur son processus créatif et son parcours.
À quoi correspond ton pseudonyme Ëmgalaï ?
C’est un mot en kobaïen, la langue inventée par le groupe Magma. C’est une langue symbolique mais en gros, Ëmgalaï, c’est le dernier jour sur terre.
À quel moment as-tu décidé que tu te spécialiserais dans la musique ?
En 2013, à un concert de Neurosis à Paris, où j’ai découvert le boulot du duo Arrache Toi Un ŒIL. Je leurs ai demandé : vous vendez cette sérigraphie ? Elle est officielle ? Le groupe l’a vue ? Vous vivez de cette passion ? Suite à leurs réponses positives, j’ai eu un déclic.
Inspirations & influences
On peut très souvent retrouver dans tes travaux un œil omniscient, des flammes, des arbres morts ou une nature agonisante et des colonnes. Ce sont des éléments qui s’inscrivent dans une esthétique qui évoque une mythologie d’un autre monde, l’occulte et le paganisme parfois croisé avec une touche de Métal Hurlant type Jodorowsky et Moebius. Pourquoi ces motifs récurrents et que signifient-ils pour toi ?
La réponse est un peu dans mon nom… Magma est un groupe des années 70. Ils ont imaginé la planète Kobaïa, comme Gong qui ont inventé une planète à leur nom. On peut faire pas mal de parallèles avec Moebius, Jodo, Druillet, Giger et j’en passe… Et je suis très inspiré par le mouvement Panique qui regroupe Jodo et Topor pour ne citer qu’eux. J’ai aussi écouté du rock progressif (même si Magma ne rentre pas dans cette case) bien avant d’écouter du metal. Donc forcément, on peut retrouver cette patte dans mes dessins. Mais comme je m’adapte vraiment à des groupes au cas par cas, pour les sérigraphies en l’occurrence, on ne peut pas vraiment parler d’un autre monde en tant que tel. Cette notion est déjà plus présente dans mes illustrations récentes, qui se retrouvent dans les posters pour Sunn O))) et Darkspace par exemple. Pour ce qui est du côté occulte, s’il se retrouve c’est donc que l’esthétique du groupe en question s’y prêtait. Ce n’est pas forcément un univers vers lequel je vais aller naturellement.
Pour tes paysages, j’ai pas mal pensé aux architectures impossibles que l’on retrouve chez Giovanni Battista Piranesi : des constructions prodigieuses qui inspirent le vertige par leur gigantisme et leur symétrie et qui prennent le pas sur la nature. Ces constructions désertes inspirent aussi une étrangeté fascinante, face à une grandeur endormie, qui amène aussi à questionner l’identité de leur architecte. Ce que l’on peut rapprocher du mythe des Grands Anciens de Lovecraft. Est-ce que ce sont des sources d’inspirations ?
Toi tu as saigné la même vidéo d’ALT236 que moi j’ai l’impression (Exact ! Et voilà le lien vers sa vidéo Les architectes de l’impossible, ndlr) ! Cette grammaire visuelle vient de mon enfance. J’essaye de retranscrire des sensations que j’ai eu étant gosse, du mieux que je peux. Par exemple, je me souviens des trajets en voiture avec mes parents où je tournais la tête à chaque fois que je voyais un château d’eau au bord de l’autoroute. J’avais l’impression de voir des vaisseaux spatiaux énormes. Je pense que si j’étais né en Europe de l’est, j’aurais évidemment été beaucoup influencé par des architectures brutalistes de béton que j’ai du coup découvert bien plus tard. C’est bien après que je me suis rendu compte que je n’allais évidemment pas inventer l’eau chaude en mettant en avant cette notion de grandeur architecturale en comparaison avec la petitesse des humains. Surtout en me plongeant dans les œuvres de Beksiński, George Underwood ou bien sûr Lovecraft. Mais finalement, ce qui m’inspire le plus, c’est le couple de photographe allemand Bescher qui prenaient en photo des architectures industrielles. Montrer la beauté dans des constructions créées dans un but 100% fonctionnel et sans aucun désir esthétique.
Dessins & serigraphies
Pour tes portraits, ou dessins avec personnages, ta gestion sur la profondeur de champs et les perspectives diffèrent de celles de tes paysages. Sur ce coup-ci, tu sembles plus t’inspirer de Grant Wood que tu as d’ailleurs explicitement cité en utilisant son American gothic (1930) pour ton poster de EyeHateGod du Rock In Bourlon 2018.
Je sais pas si tu as remarqué mais je ne sais pas dessiner. J’ai toujours été une quiche et surtout pour les portraits. Je suis bien plus passionné par l’architecture et la perspective. Elles se suffisent à elles-mêmes car, quand une civilisation s’éteint, les monuments restent et témoignent des événements passés. Pour le poster de EHG, j’ai voulu faire un parallèle avec Grant Wood. C’est un détournement, mais c’est surtout un trick pour faire du portrait sans avoir à composer vraiment. D’ailleurs, le dessin est affreux, mais ça vieillira pas trop mal je pense vu que ça colle avec la classe maladroite du groupe. Sans vouloir être prétentieux, je me retrouve un peu dans cette anecdote de Druillet qui bourre de détails ses dessins pour combler son manque de technique. C’est ce qui fait son charme et sa patte.
Tu travailles le concept de tes affiches jusque dans leur découpage (croix pour Godflesh) et les matières que tu y incrustes (mue de serpent pour King Dude ou feuilles de lauriers pour Ulver). Tu as conçu un poster pour le groupe DOOM à l’occasion de leur live en mai 2019 au Gibus Live à Paris. L’encre de celui-ci est faite à partir de copeaux d’un palet de grenade de gaz lacrymogène de policier trouvé pendant une manifestation gilet jaune. Un poster qui est plus politique que d’autres que tu as pu faire car clairement fait pour dénoncer les violences policières. Comment s’est déroulé sa fabrication ? Est-ce que c’est le groupe ou toi qui a apporté l’idée d’utiliser le matériel de la police pour les dénoncer leurs violences ?
Les membres de DOOM sont des gens aimables et sain d’esprits, vegans et qui défendent des valeurs écologiques et justes. Mais le prix à payer pour être bon dans ce monde de merdeux sans devenir fou, c’est l’ivresse. Tout ça pour dire que je ne suis même pas sûr qu’ils aient capté le délire du gaz lacrymo ! Et peu importe en fait. L’idée vient de moi du coup mais bon… Je pense que les abus de la police sont une applications des lois de merde décidées par les gens au-dessus d’eux. Pas besoin d’être docteur pour piger ça. Ce ne sont pas les individus eux-mêmes qui sont visés mais l’ordre qu’ils doivent défendre. J’ai des potes flics et je respecte leurs choix. Sinon pour le côté politique, je dois bien avouer que c’est du pur opportunisme. Je savais qu’en faisant ça, j’allais tirer dans le mille, faire rire et dénoncer sans me faire éclabousser de merde, car la police a bon dos ! Personne ne va venir me chercher des poux dans la tête pour ça. J’ai aucune notion politique car je n’ai pas d’espoir, mais du coup je me sens mieux. Plus je suis éloigné de tout ça, plus je grandis. Je pense que les gens qui disent que voter est un devoir ont tort. Le pire c’est que c’est un pote manifestant qui m’a rapporté le palet ! Je n’ai jamais manifesté pour des raisons personnelles, mais je soutiens cet acte car c’est la seule chose à faire actuellement.
Quel groupe s’est montré le plus enthousiaste lorsque tu as présenté l’affiche que tu avais fait pour eux ? Sachant qu’on peut également ajouter à EyeHateGod, Godflesh, King Dude et Ulver, Magma et Boris.
Alors EHG, mon affiche ils y ont foutu le feu ! Jimmy Bower (guitariste du groupe, ndlr) m’a tapé l’épaule en me disant que si mon exemplaire était cramé il vaudrait plus cher… Contrairement à ses neurones. Mike Williams (chanteur du quatuor, nldr), j’avais pas du tout de meth sur moi donc je vois pas pourquoi il m’aurait parlé ! Blague à part, c’était un super moment. En fait, mes meilleurs souvenirs sont avec des groupes que tu n’a pas cité, comme Aluk Todolo, Conan ou Mysticum qui ont carrément dealé avec moi pour faire du merch avec mes illustrations ! Darkspace et Yob ont aussi été super cools.
Dessines-moi le Rock In Bourlon
Tu as dessiné les affiches du Rock In Bourlon de 2016 à 2020. De quel(s) concept(s) es-tu partis pour ces affiches ?
En général, avec Pierre (Gautiez, coorganisateur du festival, ndlr) on essayait de partir sur des références du lieu, sans être trop premier degré non plus : mettre en avant le cimetière, l’église ou le coté rural du fest évidemment. L’exercice ne permet pas trop d’exprimer ce dont on a parlé plus haut, mon style graphique propre, mais je suis aussi graphiste et suis donc censé m’adapter. De plus, c’est en partie grâce à ce festival et les gens qui l’ont monté que j’en suis là aujourd’hui et que j’ai pu m’entraîner.
Quels souvenirs gardes-tu du Rock In Bourlon où tu tenais ton stand d’expo ?
Le RIB représente incontestablement mes meilleurs souvenirs de festival sur tous les points : concerts, son, ambiance, accueil. Je ne suis évidemment pas très objectif vu qu’il s’agit plus d’une réunion de potes qu’autre chose, mais même si j’ai passé des heures à cramer sous la tente des exposants (où je n’étais pas très présent d’ailleurs), c’est peut être le festival de cet été qui m’a le plus manqué.
Pour finir, tu as des albums cultes ou des découvertes récentes à recommander ?
En ce moment, je prépare un gros projet autour d’un style particulier et méconnu à mon sens : le sludge. Du coup, j’ai un peu du mal à écouter autre chose. Dans ce style-là, j’ai (re)découvert Asbestosdeath, un groupe qui faisait du sludge sans le savoir en 1989. Il s’agit en fait du groupe Sleep qui ont changé de nom et de style par la suite. Je recommande aussi le groupe Hum pour ceux qui aiment le son 90’s. C’est un des groupe qui a le plus inspiré Deftones. Ils viennent de pondre un album (Inlet, ndlr) après des années d’absence. Ce groupe fait pour moi partie de ces quelques perles qui n’ont pas forcément eu la visibilité qu’ils méritaient à l’époque. Un peu comme Fudge Tunnel ou Acid Bath.
Propos recueillis par Florent Le Toullec
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