Fleuves Noirs sur la scène indé – Interview
Installé sur la scène lilloise indé depuis plusieurs années, on a jugé bon d’aller interviewer les Fleuves Noirs pour aborder avec eux l’évolution de la scène qui les a vu naître, alors que le CCL a lancé un appel à soutien et qu’un second confinement a commencé. C’est malgré tout dans cette période de transition qu’ils préparent leur deuxième album dont nous n’avons pas manqué de prendre des nouvelles. Si Manuel (voix/effets) s’est chargé de répondre aux questions, ses réponses représentent les opinions de l’ensemble du groupe, qui les ont validées.
Sources
Fleuves Noirs est construit à partir de musiciens de Berline 0.33 (basse et batterie) et Cheyenne 40 (chant). Vous vous connaissiez tous plus ou moins et vous vous êtes décidé à former le groupe après seulement une répétition qui avait plutôt bien marché. C’est bien ça ?
L’histoire est un poil plus longue mais c’est pas loin. Fred (basse/synthétiseur) et Gilles (batterie), qui jouaient dans Berline, ont monté peu après une sorte de « supergroupe » qui s’appelait Le Gras – une belle expérience musicale et culinaire – avec pas mal d’autres joyeux lurons de la scène lilloise. Dont Niels (guitare) qui lui jouait plutôt en solo (Niels Mori) habituellement ou parfois en duo dans plein de projets différents. Ils ont continué à faire un peu de bruit à trois par la suite dans l’idée de travailler une nouvelle forme et c’est lors de ces répètes qu’ils ont eu l’idée en même temps de m’appeler pour venir faire un test au chant. Ça faisait longtemps qu’on se connaissait et Cheyenne 40 était à l’arrêt depuis un bout de temps. J’avais commencé à bosser de plus en plus avec des machines pour moduler ma voix et j’ai testé ça avec eux sur une première répète. Les morceaux qu’ils avaient préparé et mes bidouillages ont collé tout de suite et une belle histoire d’amour dégueulasse est née en un soir. Pour l’instant, personne ne regrette et les MST ont vite guéri.
La pochette de Respecte-moi (2018), votre premier disque, est un hommage à la couverture d’un livre aux éditions fleuve noir, trouvé dans la bibliothèque de Fred, et à d’autres couvertures faites par Michel Gourdon pour cet éditeur. Quel est le titre de ce livre ?
Héhé… Oui, la pochette est un pastiche de la couverture de Mort en Vue (1954) de Serge Laforest (un nom d’emprunt parmi d’autres de Serge Arcouet). Le livre en lui-même n’est pas forcément un chef-d’œuvre, mais on a été frappés par cette couverture. C’est ce ressenti, couplé au nom des éditions Fleuve(s) Noir(s), qui a créé un déclic pour nous : ce côté roman de gare, pulp, qui allait pas mal avec l’obsession qu’on a pour les BO de polizetti et gialli des années 70, entre autres.
Aucun soucis avec le fait qu’elle ait été élue pire pochette du mois dans le numéro 47 fev-mars 2019 de New Noise ?
On a pris ça comme une façon taquine de parler de nous deux fois dans le même numéro ! Et puis, la frontière entre mauvais goût et bon goût est très ténue, et la réalité et le sublime se trouvent bien plus souvent dans le premier que le deuxième.
Deuxième opus
Vous avez sorti pendant le premier confinement un EP trois titres, Bien Chez Soi (LesGestesBarrière), qui a une atmosphère assez angoissante. Est-ce que c’est une direction dans laquelle vous allez continuer pour votre deuxième album ? Quand devrait-il sortir ?
Cet EP est plus un aperçu d’une autre facette du groupe… Les morceaux du deuxième album, qui sont en majorité terminés, restent plutôt dans la veine du premier, bien que plus idiots et jusqu’au-boutistes encore (enfin on l’espère). On a pas encore commencé l’enregistrement du deuxième disque. Si tout se passe bien, ça devrait se faire en janvier. D’ici là, certaines choses peuvent changer et il n’est pas interdit qu’un côté plus abstrait et improvisé vienne déjà s’immiscer dans celui-ci. Mais les morceaux prévus pour le moment ressembleront tout de même plus à ceux de Respecte Moi qu’à ceux de Bien Chez Soi. Ce qui ne veut pas dire que nous n’avons pas l’intention de continuer à travailler des choses plus décousues encore à l’avenir…
Sachant que vous laissez pas mal de place aux impros en concert, est-ce que vous allez puiser dans celles-ci pour ce deuxième opus ? Aussi, dans une prise son d’un de vos live au CCL en 2019, on peut entendre quelques titres inédits. Est-ce que vous allez les publier sur ce nouvel album ?
En fait, nous rôdons déjà depuis pas mal de temps des morceaux du deuxième album en concert. Un de ces morceaux était déjà dans notre set avant même la sortie officielle du premier disque… C’est un processus assez classique en fait. On crée en répète, on améliore au fur et à mesure, on tend, on tend, on tend, on teste en live et on retend encore en essayant d’amener le morceau au bout de ses possibilités et de ce qu’il peut faire exploser jusqu’à avoir la forme définitive. Certains morceaux du premier disque ont été peaufinés après la sortie de l’album simplement parce qu’on les trouvait meilleurs dans leur forme live. Donc ils ne sont plus joués que comme ça. En général, on remarque qu’on commence par une forme assez basique, puis on est vraiment satisfait d’un morceau quand tout le monde est complètement épuisé à la fin. On est peut-être juste maso en fait.
Vous êtes tous sur la scène lilloise indépendante depuis un moment. Comment avez-vous vu évoluer les possibilités mises à la disposition de cette scène pour qu’elle continue à exister ces dernières années ?
Alors, on est tous passé par des parties un peu différentes de cette « scène ». Après, il faut dire qu’en effet, ça fait un bout de temps, donc on a eu le temps de tester pas mal de choses et de milieux différents. C’était pas forcément évident à une époque. Tout devait se faire vraiment en diy avec zéro thune parce que peu de gens s’intéressaient aux types de musiques qui nous parlaient et surtout pas les structures d’accompagnement ou de scène classique. Les choses ont évolué parce que le monde a changé. Les formes de distribution par Internet sont devenues la norme au lieu d’être juste le moyen par lequel les petits gars qui bossent dans leur coin avaient un moyen de faire entendre leur boulot. Du coup, de plus en plus de sons moins populaires ont pu se faire leur place. C’est toujours du fait maison, mais disons que les modes de diffusion ont créé de nouvelles écoutes et de nouveaux intérêts. Puis les réseaux punk poste (surnom donné à la pratique de demander aux gens qui font un certain trajet en bagnole s’ils peuvent emmener des disques pour les livrer chez des disquaires ou distributeurs dans d’autres régions) et les coproductions et les ententes ont pu s’élargir grâce à ces modes de communication instantanée. C’est une question assez vaste qui mériterait une interview entière, voire une étude, voire un bouquin (faudrait peut-être bien en faire un sur tout ce qu’il s’est passé à Lille rien que sur trente ans d’ailleurs…). Donc bon, je vais m’arrêter là déjà.
Post-confinement
Vous avez joué plusieurs fois au CCL. Comment avez-vous réagi lorsque qu’ils ont publiés leur appel à soutien ?
J’ai dit non tout de suite, Jean-Phi a déjà assez de manteaux de fourrure comme ça. Mais en vrai, la maison à Lille c’est comme une famille recomposée avec la maman à La Malterie et le Papa au CCL. C’est un peu là qu’on habite, entre deux rues l’une à côté de l’autre. C’est tout ce qu’on a. Il faut vraiment sauver ces deux lieux qui ont quasiment à eux seuls fait survivre une autre façon de voir et d’imaginer la musique, l’art et la vie.
Votre dernier concert live était le 12 mars dernier au Café Central à Bruxelles. Quelle était l’ambiance dans la salle et dans quelle état d’esprit étiez-vous sachant que le confinement en France allait commencer le 17 mars ?
Ambiance apocalyptique. Dans la salle, tout le monde avait du mal à croire que tous les bars allaient fermer, donc ils s’apprêtaient à mettre les bouchées doubles. Ceux dont c’est le métier se demandaient comment ils allaient tenir sachant que tous leurs plans taf allaient être annulés un par un. C’était à la fois beau et désolant. Une grande fête du désespoir. Les gens sautaient de partout et en voulaient toujours plus. On avait encore deux dates prévues en France juste après. Deux très belles dates pour le festival Sonic Protest, qui a dû être annulé, sans doute le truc qui nous a le plus fendu le cœur cette année. Je crois qu’on se souviendra toujours de cette matinée du 13 dans l’appart de la copine de Fred à attendre le coup de fil des gars du Sonic Protest et du Grand Mix, en espérant qu’ils pourraient trouver une solution, et puis finalement entendre leur voix dépitées au bout du fil…
Depuis, vous avez joué un LiveStream pour le Crossroads en septembre. Comment vous vous êtes accommodez avec cette nouvelle configuration ? Êtes-vous prêt à réitérer l’expérience ?
Un concert sans public, c’est comme une soupe sans sel, c’est comme un enfant sans cartable… Passons. Heureusement, l’enregistrement pour le CrossRoads a été plutôt vu comme une session filmée à part. Non pas en condition concert, mais quelque chose entre le clip et le live, avec une très bonne équipe. Réitérer l’expérience ? Pourquoi pas, mais je crois que Fleuves Noirs en concert, ça doit rester une communion avec un public. De préférence debout.
Actuellement, il est encore incertain de savoir quand les salles réouvriront au maximum de leur capacité et en configuration debout. Le 23 juillet, Le Syndicat des Musiques Actuelles adressait une lettre ouverte au gouvernement (Concerts debout touchés en plein cœur) demandant une possible échéance quant à la reprise des concerts en configuration debout. En septembre, le Syndicat National des Prestataires de l’Audiovisuel Scénique et Événementiel a lancé le mouvement Alerte Rouge pour demander au gouvernement la mise en place de mesures, notamment l’extension du chômage partiel et l’exonération des charges sociales patronales jusqu’au 31 décembre 2020, face à la baisse d’activité de ce secteur. Mouvement qui a pris à Lille la forme d’un rassemblement pour huit minutes de silence à Grand Place le 16 octobre. Quel est votre sentiment face à cette situation ? Quelles décisions aimeriez-vous que le gouvernement mette en place ?
Personnellement, j’aimerais que tout gouvernement, de base, soit pendu sans plus de conversation que ça. Maintenant, une fois passées ces joyeusetés, j’aimerais que ce gouvernement là en particulier soit pendu avec ses propres entrailles. Euh attend, on parlait de quoi déjà ? Ah oui. Non mais, la situation est bien entendu complexe. On aimerait tous pouvoir reprendre les concerts en configuration debout, mais on ne peut pas mettre qui que ce soit en danger. Surtout que quasiment personne ne comprend encore comment fonctionne ce virus ou du moins comment le rendre moins nocif. Que ce soit pour des politiciens dont la seule tactique politique depuis 40 ans est d’entretenir la confusion, ou bien, pour un citoyen lambda qui se laisse rapidement dérailler par l’affect, essayer de créer des plans d’attaque dans ce contexte est extrêmement tendu. Pour l’instant, on continue d’analyser la situation autant que possible, avec ce qui peut nous être fourni comme données. Ce qu’on connaît, c’est notre désir. Je veux jouer, face à des gens, de préférence debout. Ça se refera. Mais j’ai quand même peur qu’on arrive à un « new normal » et qu’on n’arrive pas encore vraiment à y croire. En gros, je ne veux pas que le gouvernement mette en place quoi que ce soit comme décision, ça n’a pas l’air d’être leur fort.
Propos recueillis par Florent Le Toullec