Morganne Borowczyk, le soucis du détail – Interview

Morganne Borowczyk, le soucis du détail – Interview

Artiste lilloise, Morganne Borowczyk a jusqu’à présent réalisé 5 affiches pour des programmations Cerbère Coryphée (Ecstatic Vision et la prog’ Hiver 2020 c’est elle). Elle a de plus exposé plusieurs de ses œuvres lors du Rock In Bourlon 2019. Talentueuse et créative, nous avons voulu la rencontrer pour discuter posément de son parcours, de son rapport aux musiques actuelles et à Cerbère Coryphée. On est allé lui demander ce qui la stimulait dans le dessin et plus largement ce qui nourrissait son propre coup de crayon. Il en ressort l’image d’une personne curieuse et à l’affût de ce qui l’entoure, références à l’appuie. C’est avec grand plaisir que nous publions cet entretien, premier de la partie webzine du site et premier d’une série à venir sur les graphistes contribuant aux visuels Cerbère.

Processus de travail & parcours

Avant de te diriger vers le dessin en 2016-2017, tu avais fait des études dans les métiers du multimédia et d’internet pour ensuite travailler dans le webdesign. Qu’est-ce qui t’a décidé à sauter le pas et à choisir de te professionnaliser dans le graphisme en reprenant tes études en 2018 en design graphique ?

Au départ, j’avais une formation web un peu couteau-suisse et au taf ma part de développement devenait de plus en plus importante. Je faisais de l’illustration à côté et je me suis rendue compte que je m’éclatais beaucoup plus à créer qu’à exécuter. Plus ça allait et plus j’ai ressenti le besoin de tout lâcher pour me recentrer sur la créa. Souvent dans le digital, une fois que ton projet est mis en ligne, on met à jour, on teste, on débugge, on optimise… Le processus est assez lourd. C’est très bien que des gens le fassent mais ce n’est pas pour moi. Je préfère le côté intuitif du crayon dans la main. Aujourd’hui je suis repartie pour faire un master en design : je fais beaucoup plus d’illu et de mise en page print. Je me suis rendu compte que je prenais beaucoup plus de plaisir à concevoir un objet papier. Une affiche, un livre, un disque, ce sont des choses que tu gardes et que tu accroches chez toi, que tu montres, que tu prêtes. Ça n’a pas du tout la même dimension !

 

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Dans une interview pour Verminoise, à l’occasion de l’exposition de ton jeu de tarot au Caf&diskair à Lille, tu te disais attirée par les atmosphères bizarres, l’étrangeté, que ce soit à travers des images médiévales, des peintures de Bosch et le noir et blanc de Charles Burns. Le noir et blanc a également beaucoup été travaillé par le manga. Est-ce qu’il y a des artistes asiatiques que tu apprécies ? En voyant certains de tes dessins, j’ai beaucoup pensé au travail de Junji Ito, l’auteur de Spirale (1998-1999).

Je n’ai pas lu beaucoup de manga en fait. J’ai essayé un peu quand j’étais ado, des trucs très romancés dont je n’ai plus le titre en tête… J’ai lu les Death Note (2003-2006), il y a très longtemps. J’avoue que ma culture artistique est assez limitée du côté de l’Asie. Je n’ai pas beaucoup de références de ce côté-là, sûrement à tort. Pour le coup, Spirale ça m’intéresserait bien, ça a l’air complètement fou, mais c’est compliqué de trouver une copie papier à un prix décent en France aujourd’hui car il n’est plus édité. En cinéma par contre j’y trouve davantage mon compte. Là j’ai terminé la série Kingdom il n’y a pas longtemps. C’est une histoire de zombies mais qui ça se passe en Corée médiévale. Je trouve que ça apporte énormément de fraîcheur au genre. Le scénario est mortel, je recommande vraiment.

Si je ne me trompes pas, tu as dessinés des affiches, pour une planche de skate, un jeu de tarot et une pochette d’album (pour le EP de Balmonts en 2017). Tant que le dessin est bon le support importe peu ?

Oui, c’est l’idée. Je n’ai pas encore fait de fresque ou de grand dessin et c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Mais oui, peu importe le support : là, par exemple, je suis en train de préparer des chaussures pour un petit garçon. Peu importe le support au final tant que ça tient. J’ai aussi dessiné pour des t-shirts, vinyles, des petits livres et pas mal de fois pour des CD : la compil Verminoise Vol. 1 (2018), un EP éponyme de Ekby Östen (2019), l’EP I Hear Trains When I Sleep de l’australien Jethro Morris. Et j’ai aussi en ce moment la pochette du prochaine album du groupe de post-metal lillois Queen (Ares) qui est en cours. Si d’autres occasions de ce type se présentent c’est quelque chose que je ferai volontiers.

 

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Morganne & Cerbère

Quel est ton processus de travail lorsque tu dessines une affiche, que ce soit pour Cerbère ou d’autres ? Tu fonctionnes avec une phase de réflexion importante en amont et d’organisation précise du cadre avant de te lancer ou tu es plutôt du genre spontanée ?

Ça dépend. Souvent, je vais d’abord réfléchir à où je mets le nom des groupes et essayer de voir comment mettre ça en valeur en terme de mise en page. À partir de là, je vais élaborer mon illustration autour. Tu n’as pas le même volume de texte pour une date unique que pour une affiche de tournée ou pour la prog’ de toute une saison. L’important c’est que les gens puissent voir clairement l’info. L’illustration doit venir soutenir tout ça et mettre dans l’ambiance, attirer l’œil, sans pour autant nuire à la lisibilité du contenu. C’est un équilibre fragile !

Lorsque tu dessines une affiche tu pars de quels éléments ? D’éléments graphiques propres à ou aux artistes ou de l’impression forte que peux te laisser un des albums des musiciens ?

En général, j’évite de faire des clins d’œil trop appuyés aux pochettes et j’essaye de m’en éloigner visuellement. Mais oui, en allant écouter les paroles de chansons ou même des fois juste le nom du groupe peut déjà m’inspirer une image.

Tu préfères travailler en silence ou sur une musique ? Par exemple sur celle de l’artiste pour lequel tu dois dessiner une affiche pour t’inspirer ?

Habituellement c’est en musique, mais là depuis le confinement j’ai énormément travaillé en silence. Je ne m’y attendais pas du tout. D’habitude je suis tout le temps en musique et là ça fait trois mois que je suis au calme sans avoir de bruits sonores en plus. Après, c’est aussi une période un peu plus calme. Forcément, comme il y a moins d’événements, il y a moins de commandes et du coup tout est un peu plus plat et reposant. Le jour où ça reprendra ce ne sera peut être plus le cas mais pour l’instant je travail surtout en silence.

Tu as exposé tes œuvres au Rock In Bourlon en 2019. Que retiens-tu de cette expérience, autant comme exposante que comme spectatrice ?

C’est vraiment un festival hyper convivial avec une très bonne ambiance, t’as l’impression d’être copain avec tout le monde. Il faisait très chaud ! Ce qui est assez drôle, c’est que tu n’as pas la même expérience en tant qu’exposante que spectatrice. Depuis mon stand, je ne voyais qu’un petit coin de la scène et du coup j’ai moins vu les concerts que l’année précédente, mais le son était bon alors ça me va. Par contre, je me souviens que le chanteur des 30 000 Monkies a fini cul nul ! Ils jouaient dos à moi dans l’herbe juste à côté de l’espace expo, mon stand était pile en face d’une ouverture dans le chapiteau… On n’a pas tous assisté au même spectacle ! J’ai quand même pu lâcher un peu mon stand pour aller voir All Them Witches qui est un de mes groupes préférés, et Big Bernie qui sont des copains à moi. J’ai aussi pu voir un peu Wyatt E. qui étaient très impressionnants avec leur masques et les drapés noirs, et Coilguns pour qui c’était déjà le bordel au bout de trois secondes de set. C’était vraiment une belle prog’, j’en garde un très bon souvenir !

 

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Est-ce que tu as déjà assisté à des concerts programmés par Cerbère Coryphée, hors Rock In Bourlon, qui t’ont marqués ou que tu écoutes en temps normal ?

Il y a Lingua Ignota qui était passé à la malterie et que je suis dégoûtée d’avoir loupée. Le concert de Ecstactic Vision et The Cosmic Dead, pour lequel j’avais réalisé une affiche, était vraiment cool aussi. Celui de Church Of Misery était trop bien. J’aurai bien voulu voir celui de Alcest et Birds In Row au Grand Mix aussi. En fait, j’ai quasiment loupé toute la programmation d’hiver 2020 alors qu’il y avait des choses très bien. Pareil pour Mars Red Sky au Grand Mix, pour lequel j’avais fait l’affiche, où je n’ai pas pu être présente. Je m’en suis mordus les doigts d’avoir loupée tout début mars et qu’après tout soit annulé à cause du confinement.

Et tu as eu le temps de discuter avec Ecstatic Vision et The Cosmic Dead de ton affiche lors du concert ?

Oui, ils étaient vraiment très gentils et j’ai bien discuté avec les deux groupes au cours de la soirée. Ils sont tout les deux reparties avec leur copie de l’affiche, ils en étaient très content.

L’art du bizarre

Dans l’interview pour Verminoise, tu disais aussi qu’Instagram était pour toi un bon moyen de découvrir des artistes moins reconnus. Depuis cet entretien il y a un an, est-ce qu’il y a d’autres artistes que tu as découvert dont tu souhaiterais partager le travail ?

Un que je regarde beaucoup en ce moment c’est Max Löffler. C’est de l’illustration très psyché, avec beaucoup de grain, très coloré. Ce qui me change de mon côté car je dessine très souvent en noir et blanc. On est sur quelque chose avec des paysages futuristique et surréaliste que j’aime beaucoup. Il y a kellykellykellykellykelly qui est une copine à moi et qui fait beaucoup de noir et blanc. Souvent avec des nanas et des choses gore et un peu floral aussi. Il y a knife dance qui est une londonienne qui fait pas mal d’énormes illustrations dans un style un peu tattoo old school. Elle a une précision dans l’élaboration des ses motifs que je trouve vraiment magnifique. Et en tatoueur il y a Kevin Keates de Manchester qui est aussi un copain à moi. Il dessine beaucoup avec des hachures très propres avec un côté gravures médiévales souvent assez gore. Il a fait une série de chevaliers bourrés qui est juste géniale dont un où un chevalier a son casque qui prend feu.

Et toi, faire du tatouage c’est quelque chose qui t’intéresserait ?

Un jour oui, pourquoi pas. C’est un médium comme un autre. Là je suis en train de ma tâter à acheter un kit pour faire du handpoke. Peut être un jour mais ce n’est pas ma priorité.

Des conseils à donner à quelqu’un qui souhaiterait se lancer dans le dessin ?

Je dirai de dessiner tous les jours et de s’y tenir. Je sais que c’est difficile, même moi je n’y arrive pas tout le temps. Dessiner le plus souvent possible c’est vraiment le meilleur moyen de progresser vite. Et puis de ne pas hésiter à faire du dessin d’observation même si ça peut paraître chiant. Des objets du quotidien que tu vas avoir à porté de main comme un sucrier par exemple. Tu vas dessiner à l’œil nu directement l’objet en face de toi et c’est ce qui va t’aider à travailler les proportions et les perspectives. Ce ne sont pas toujours des sujets très fun mais ça aide pas mal et derrière tu auras plus de facilités à dessiner ce qui te passe par la tête.

 

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Depuis le début de l’interview on parle de son et de visuel mais on a pas abordé ton rapport aux mots. La bande dessiné, c’est quelque chose auquel tu aimerais t’essayer également ?

J’avais commencer un projet de ce type vers 2017/2018. Finalement je ne l’ai jamais terminé car je bossais beaucoup en agence la journée. J’ai finit par laisser ça de côté et je ne l’ai pas continué. Il faudrait que je le reprenne, c’était chouette. Ça a commencé comme un hobby, histoire de faire autre chose chez moi pour me vider la tête. Ce serait bien que je puisse m’y remettre.

Et pour la littérature, il y a des trucs qui peuvent t’inspirer comme des romans ou même des poèmes ?

Lovecraft. La Couleur tombée du ciel (1927) est génial et Le Cauchemar d’Innsmouth (1936) aussi, avec des hommes poissons. Il a une plume assez spéciale, il faut s’y faire. C’est souvent sous forme de lettres ou de journal de bord. C’est dommage que les narrateurs soient toujours assez similaires (des hommes blancs, scientifiques, voyageurs ou journalistes) mais ce qui m’intéresse c’est surtout l’esthétique des entités cosmiques qu’ils rencontrent, c’est assez fascinant. Justement, j’aime bien son mélange entre horreur et science-fiction qui marche très bien. J’ai lu pas mal de Philip K. Dick aussi comme Blade Runner – Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) ou Ubik (1969). Là je suis en train de relire Le Seigneur des Anneaux (1954-1955). J’adore le côté très descriptif. Je trouve que ça se lit tout seul. Quand j’étais mon père me lisait aussi une BD de Bilbo Le Hobbit qui était magnifique d’ailleurs.

Pour finir, au cours de l’interview tu as cité des artistes comme Lingua Ignota, kellykelly kellykellykelly et Knife Dance. De ton point vue, en tant qu’artiste femme, tu sens une progression en terme de représentation ?

Des artistes femmes, pour moi, il y en a toujours eu. Ce n’est pas une question qu’il y en ait plus maintenant mais plutôt qu’on les met plus facilement en valeur aujourd’hui, ce qui est très bien. Il était temps. Après, je suis pas sûre que l’on soit encore sur un pied d’égalité. Il n’y a qu’à regarder une programmation de festival : c’est assez rare qu’il y ait autant d’artistes hommes que femmes. Dans un groupe de musique, généralement on part du principe que les musiciens sont des hommes et que s’il y a une femme elle est sûrement au chant, alors que ce n’est pas forcément vrai. Pour ce qui est des artistes visuels sur la métropole lilloise et leurs expositions, j’ai l’impression que c’est assez mixte. Mais c’est mon ressenti parce que je fais la démarche de m’intéresser. Dans les faits, c’est certainement moins vrai. Dans tous les cas, on a encore tendance à préciser « artiste femme » mais pour un homme on va juste dire « artiste », c’est qu’il y a encore un fossé en terme de visibilité et de prise en considération. Je n’ai jamais entendu de grosses conneries de la part d’un spectateur ou d’un autre artiste, en tout cas rien d’intentionnellement malveillant, mais on sent quand même que dans la tête de beaucoup de gens le masculin est par défaut. L’année dernière j’installais une expo avec l’aide de mon copain et pendant qu’on accrochait mes œuvres un gars dans le bar est venu le féliciter pour son travail sans chercher à savoir si c’était le sien ou le mien. Il y a encore du travail à faire.

Propos recueillis par Florent Le Toullec

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